On imagine toujours le monde de la musique classique comme un univers policé, où règne la plus extrême courtoisie, le respect et des rapports humains dépassionnés… C’est plutôt faux, en fait, c’est un monde dur, où l’esprit de compétition est exacerbé –au moins en France, avec le système de formation hyper-sélectif en place dans les conservatoires– et où les jalousies et les vacheries ne manquent pas et sont l’occasion de bons mots…
J’en veux pour preuve le chef roumain Sergiu Celibidache, reconnu plutôt sur le tard -au moins par le « grand public »-, qui avait connu un début de carrière plutôt prometteur en remplaçant temporairement le grand Furtwängler à la Philharmonie de Berlin après la seconde guerre mondiale. A la mort de ce dernier, il pensait être désigné comme son successeur, mais l’orchestre choisit de lui préférer Karajan, qui resta à la tête de l’orchestre les 34 années qui suivirent -1955/1989-.
Celibidache, assez aigri pour le reste de sa vie, se construisit une réputation de gourou, fondée sur la philosophie zen et un discours sur la musique très personnel. Ses « leçons » passaient par une forte humiliation de ses élèves, qui l’aimaient d’autant plus qu’ils étaient plus copieusement agonis d’injures, et le regard qu’il portait sur ses pairs était sans concession… Voilà ce qu’il pensait d’eux, et qu’il livra dans un article célèbre du journal « Der Spiegel ».
• Arturo Toscanini : « une usine à notes »; • Herbert Von Karajan : « ce n’est pas de la musique, c’est du coca-cola : ou bien les gens sont tous sourds, ou bien c’est un excellent homme d’affaire »; • Karl Böhm : « un sac de patates, qui n’a pas dirigé une seule mesure de musique dans toute sa vie »; • Hans Knappertsbusch : « un scandale, anti-musical comme c’est pas permis »; • Claudio Abbado : « un grand ignorant, dépourvu de la plus infime once de talent, une torture »; • Leonard Bernstein : « il ne fait pas partie de mon univers »…
La semaine suivante, le grand Carlos Kleiber, l’un des chefs les moins bavards et parmi les plus talentueux de la fin du 20ème siècle, une véritable légende vivante, d’une élégance racée et adoré par les orchestres, adressait au même Spiegel une réponse, signée, en direct du Paradis, Arturo Toscanini. En voici une traduction –cliquer sur l’image pour la voir en plus grand– :
N’oublions jamais que Karajan fût le chef préféré de tonton Adolphe, comme Hugo Boss fût le créateur de l’uniforme des SS. Tout ne fût pas dénazifié en 1945…
Légende urbaine : « Tonton Adolphe » n’aimait pas Karajan, ni sa façon de diriger, il l’empêcha même de diriger à Bayreuth. Tonton Adolphe et son pote Joseph, dit l’affreux Jojo, soutenaient Furtwängler, qui n’avait rien demandé, contre Karajan, qui n’avait rien demandé non plus… Art et politique ne font pas toujours bon ménage, les deux ont sans doute eu le tort de na pas partir en exil comme d’autres…
Helmuth Schmidt, ancien Chancelier socialiste de la République Fédérale d’Allemagne, déclare dans un documentaire en 9 épisodes dédié à Karajan, dont le titre est « Beauty as I see it » : « Karajan n’a jamais été nazi. Il était comme des millions d’Allemands, un suiveur. L’art court après le pain, même sous une dictature ».
Il avait l’air fort sympathique ce Sergiu Celibidache dont j’ignorais l’existence jusqu’à aujourd’hui. En même temps je ne suis pas une référence en matière de musique classique… Par contre je connais « l’usine à notes », le « coca-cola » qui rend sourd, le « sac de patates », etc. etc.
Excellente la réponse en direct du Paradis ! Il y a certes de la jalousie qui engendre des vacheries dans ce milieux (tout comme dans tous les autres) mais visiblement certains ont aussi l’humour… talentueux.
J’ai adoré cette note 🙂
Excellent billet où j’ai appris des tas de choses (y compris dans les commentaires). Niou a disparu des blogs depuis, c’est dommage…