Dimanche à l’opéra – « Die Walküre, de Richard Wagner »

La séance lyrique de ce dimanche est un peu particulière, puisqu’elle me permet d’écouter une version «en kit» de l’opéra de Richard Wagner «Die Walküre», première journée du «Ring des Nibelungen». Drôle d’idée, a priori, me direz-vous, mais ce «kit» est, en occurrence, absolument formidable, et composé comme suit –cliquer sur l’image pour la voir en plus grand-:

Die Walküre est le deuxième volet du Ring, et c’est le premier où le spectateur ressent de l’intérieur la vie des humains. Auparavant, dans le premier volet, « Das Rheingold », seuls étaient en scène dieux, géants et nains.
Le livret est écrit par le compositeur entre 1851 et 1853, la musique est composée entre 1854 et 1856. L’oeuvre est en trois actes. Pour connaître les différentes sources d’inspiration de Wagner, très disparates, je vous renvoie à une précédente notule –qui s’avère être la plus longue de ce blog-, que vous pourrez retrouver ici.

• Acte 1 – Lauritz Melchior, Lotte Lehmann, Emmanuel List
Orchestre philharmonique de Vienne, Bruno Walter – 1935 *****

L’action commence dans une cabane au cœur de la tempête : Siegmund, poursuivi par des ennemis, cherche un refuge. Sieglinde l’accueille, sans savoir encore qu’il est son frère jumeau perdu. Hunding, son mari brutal, arrive et comprend que cet étranger est l’ennemi qu’il traquait avec sa horde. Il accorde le droit d’hospitalité pour la nuit, mais annonce qu’il tuera Siegmund au matin. Progressivement, Sieglinde reconnaît Siegmund grâce à un souvenir d’enfance et lui indique l’épée Nothung, plantée dans le frêne. Siegmund arrache l’épée, il aime Sieglinde, ils s’avouent leur fraternité et fuient ensemble.

• Acte 2, sc.1-2-4 – Hans Hotter, Martha Fuchs, Margarete Klose, Lauritz Melchior, Lotte Lehman
Orch. De l’opéra de Berlin, Bruno Seidler-Winkler – 1938 *****

• Acte 2, sc.3-5 – Lauritz Melchior, Lotte Lehmann, Alfred Jerger, Elsa Flesch, Emmanuel List
Orchestre philharmonique de Vienne, Bruno Walter – 1935 *****

À l’acte II, Wotan veut protéger Siegmund, car il voit en lui un homme libre pour accomplir ses plans : reconquérir l’anneau forgé à partir de l’or du Rhin. Mais Fricka, déesse du mariage, force Wotan à respecter la loi et à condamner l’inceste. Wotan, dévasté, doit obéir, et ordonne à Brünnhilde, sa Valkyrie favorite, de laisser Siegmund mourir. Brünnhilde, bouleversée par la grandeur de l’amour des deux amants, désobéit à Wotan. Elle tente de sauver Siegmund et affronte Hunding.Wotan intervient lui-même, brise Nothung, et Hunding tue Siegmund. Wotan tue Hunding par dégoût, mais il est trop tard : le destin qu’il voulait éviter est scellé.

• Acte 3 – Astrid Varnay, Leonie Rysanek, Jussi Björling
Orch. Festival de Bayreuth, Herbert Von Karajan – 1951 *****

Brünnhilde sauve Sieglinde, enceinte, et l’emmène se cacher dans la forêt. Elle annonce que l’enfant s’appellera Siegfried, et qu’il sera le plus grand de tous les héros. Wotan, fou de rage et fou d’amour, doit punir Brünnhilde pour sa désobéissance. Il décide qu’elle ne sera plus Valkyrie, mais femme mortelle endormie sur un rocher. Toutefois, en guise de faveur, il atténue la sentence : il la protège par un cercle de feu que seul un vrai héros –je vous laisse deviner qui ce sera…– pourra franchir. L’opéra se termine sur Wotan qui embrasse Brünnhilde endormie, signal sonore du basculement du cycle dans le drame humain.

EMI/HMV envisagea très tôt d’enregistrer l’opéra le plus populaire de Richard Wagner, « Die Walküre » : les premiers enregistrements acoustiques, réalisés à Londres sous la direction d’Albert Coates, sont antérieurs aux années 20, et de larges extraits furent enregistrés à partir de 1925, avec l’apparition de l’enregistrement électrique. Cette technique se perfectionnant, il devenait possible, à partir des années 30, d’envisager l’enregistrement intégral de l’opéra.
Initialement, il avait été prévu d’enregistrer l’œuvre à Berlin, où le chef Bruno Walter avait commencé à réunir toute la distribution –dont Friedrich Schorr, le grand Wotan de cette époque, ou Frida Leider, Brünnhilde très réputée-. Malheureusement, l’accession des nazis au pouvoir, en 1933, et, en corollaire, l’interdiction de nombreux artistes juifs, rendit la chose impossible. Bruno Walter dut s’exiler en Autriche, Friedrich Schorr alla triompher aux États-Unis et Emmanuel List fut chassé de la troupe de l’opéra de Berlin. Tout l’acte 1 et les scènes 3 et 5 de l’acte 2 purent être enregistrées à Vienne, avec l’orchestre philharmonique, dans des conditions techniques très soignées, absolument remarquables pour l’époque.

Pour de très nombreux amateurs de Wagner et de très nombreux critiques musicaux, cet acte 1 viennois est le plus beau disque jamais consacré à Wagner, réputation jamais démentie depuis 90 ans ! L’orchestre –le grand philharmonique de Vienne d’avant-guerre : à cette époque, sans doute le meilleur orchestre du monde– se couvre de gloire sous la baguette de Bruno Walter, les deux héros, Lauritz Melchior et Lotte Lehmann, n’ont jamais été égalés : c’est magnifiquement chanté et incarné, jamais sans doute cette histoire de passion incestueuse naissante n’a jamais été aussi bien exprimée.

Les scènes 3 et 5 de l’acte 2 de l’acte 2 se situent au même niveau d’excellence. Puis, l’enregistrement, pour des raisons économiques, fut ajourné. Lorsqu’il put reprendre, en septembre 1938, l’Anschluss de l’Autriche avait chassé Bruno Walter de Vienne, et une nouvelle équipe fut réunie à Berlin pour compléter l’acte, sous la direction du très compétent Bruno Seidler-Winkler, un vétéran de l’industrie discographique, qui avait commencé à enregistrer des disques aussi tôt qu’en 1890 !!! pour la firme Edison puis pour Deutsche Grammophon avant la première guerre mondiale. L’enregistrement comporte quelques coupures dans le long monologue de Wotan –scène 2-.
Ce fut Seidler-Winkler qui recruta un jeune géant de près de 2 mètres alors presqu’inconnu, Hans Hotter, 28 ans, pour interpréter le rôle de Wotan –un dieu juvénile, mais déjà très autoritaire, qui n’a pas encore totalement mûri le rôle : à partir de 1942, il sera pleinement divin…-, qu’il a marqué de son empreinte les trente  années suivantes, et pour la postérité : il n’a jamais été égalé dans ce rôle. Martha Fuchs, qui avait débuté sa carrière à Aachen dix ans plus tôt, est une excellente Brünnhilde –elle chanta ce rôle à Bayreuth pendant la guerre, alors qu’elle était une anti-nazi notoire– et Margarete Klose une non moins remarquable Fricka –elle fut aussi la plus géniale Ortrud de son époque-.

Précision importante : la firme Naxos a publié, en 2003 –cf. cliquer sur l’imagette de droite pour la voir en plus grand-, les deux premiers actes en un seul volume dans sa collection « Great Opera Recordings » : cette édition-bien moins chère de surcroît-, parfaitement remasérisée par Mark Obert-Thorn, le spécialiste du genre, dévoile un son de qualité remarquable pour l’époque et s’avère nettement préférable à l’édition antérieure parue chez EMI dans sa collection « Références », laquelle ne semble plus disponible à l’heure actuelle. Cette réédition Naxos rétablit par ailleurs une coupure effectuée par EMI dans la scène 4.

Puis la guerre arriva. L’acte 3 ne fut jamais enregistré en Allemagne, et de très nombreux grands noms du chant wagnérien partirent vers les États-Unis, où ils triomphèrent et achevèrent leur carrière : de remarquables témoignages enregistrés de « Die Walküre » au Metropolita Opera de New York sont disponibles pour ces années-là, dans un son souvent assez précaires.
Il fallut attendre la réouverture du festival de Bayreuth, en 1951 et une toute nouvelle génération de chanteurs pour compléter cette Walkyrie en kit ! La légende raconte que les employés de Bayreuth, lorsqu’ils virent arriver les chanteuses, raisonnablement sveltes eu égard à certains standards d’avant-guerre, pensaient qu’il s’agissait de ballerines… Une autre légende affirme que les archives d’EMI contiennent l’enregistrement intégral de ce Ring de la réouverture, jamais publié, sur des bandes sectionnées en tranches de 4 minutes pour une parution en 78 tours, comme la firme l’avait fait pour les « Maîtres-chanteurs de Nuremberg » par le même chef, cette année-là –34 disques 78 tours…-. Des éditeurs alternatifs ont ainsi publié quelques extraits de ce Ring, mais jamais dans des conditions réellement satisfaisantes.

Quoi qu’il en soit, l’orchestre s’avère meilleur que dans bien des productions du Neues Bayreuth, il est conduit d’une main de maître par le jeune Karajan, enflammé et très inspiré. Leonie Rysanek, à 24 ans, débute en Sieglinde, rôle où elle se montre radieuse et passionnée ; Astrid Varnay  recrutée sur sa réputation, acquise en Amérique –elle triomphait au Met de New York depuis le début des années 40– et sans aucune audition par Wieland Wagner, est déjà pleinement Brünnhilde –c’est, de très longue date, ma Brünnhilde préférée, et sa voix n’est pas encore marquée par le vibrato qui apparaîtra à partir du milieu des années 50– et Sigurd Björling est un Wotan assez bien chantant, mais un peu placide et manquant quelque peu d’autorité pour incarner complètement le rôle : il se montre plus à l’aise dans les passages lyriques –la scène finale des « Adieux » est très belle– que dans ceux réclamant de l’explosivité.

Avec « Die Walküre », Wagner redéfinit la tragédie en la déplaçant du politique vers l’intime. Ainsi, le nœud dramatique n’est pas la bataille, mais l’amour interdit Siegmund / Sieglinde, pris dans un réseau d’obligations divines –les “contrats” qui régissent le pouvoir et l’autorité de Wotan-.  Wotan, théoriquement maître du monde, est en réalité cadenassé par les conditions mêmes de sa domination –les runes juridiques– : il est le premier prisonnier de son propre pouvoir. Quant à Brünnhilde, en désobéissant, elle invente alors le premier acte pleinement humain de tout le cycle : poser l’amour comme valeur supérieure à la légalité sacrée.

« Humain, trop humain », écrivait Nietzsche…

, , ,

Playlist « Lieder : Franz Schubert et Hugo Wolf »

Après plusieurs playlists [Pop-Rock-Vinyle], celle de ce jour aborde un tout autre domaine : le Lied allemand, avec deux albums emblématiques de Schubert, grand spécialiste d’un genre qui fit sa réputation, et un disque d’Hugo Wolf, grand compositeur de lieder, lui aussi, un un peu plus tardif que Schubert. Pour chaque album, le baryton Hans Hotter est accompagné au piano par un spécialiste du genre, Gerald Moore.

Les lieder de Franz Schubert1797–1828– sont des oeuvres vocales emblématiques du romantisme allemand. Ils sont généralement courts, basés sur un poème et de structure strophique : chaque strophe du poème reprend la même musique. Le piano n’est pas un simple soutien, mais un partenaire à part entière, enrichissant le récit et l’émotion. Schubert excelle à traduire les nuances du poème en musique. Il utilise des motifs mélodiques, des harmonies et des rythmes pour souligner les mots, les images ou les émotions du texte. Il crée des mélodies lyriques, souvent simples, mais expressives. Certains thèmes sont récurrents : la nature -paysages, saisons, flore ou faune- ; l’amour et la souffrance ; le voyage et l’errance ; la mort… Surtout, à travers ses grands cycles –Winterreise, Schwanengesang, Schöne Müllerin-, Schubert a su créer une unité narrative : les lieder de ces cycles sont conçus pour être écoutés ensemble.

Les lieder d’Hugo Wolf1860–1903-, l’un des plus grands compositeurs de lieder de la fin du XIXe siècle, sont marqués par une expressivité exacerbée et une plus grande complexité harmonique que ceux de Schubert. Le piano, inventif et parfois très virtuose, occupe une place très importante. Wolf a lui aussi régulièrement organisé ses lieder par cycle. Aujourd’hui, il est reconnu comme un maître du genre, dont l’influence s’étend jusqu’à Mahler et Strauss. -Cliquer sur l’image pour la voir en plus grand-.

Hans Hotter est considéré comme l’un des plus grands interprètes du lied romantique allemand, et son approche des lieder de Schubert, en particulier du cycle « Voyage d’Hiver » –Winterreise-, qu’il enregistra quatre fois et interpréta près de 130 fois en récital, reste légendaire. Il adopta, dans l’interprétation des lieder de Schubert, les demandes du compositeur. Ainsi, comme le rappelle l’ami proche de Schubert, Leopold von Sonnleithner : « Schubert ne tolérait pas du tout l’expression violente des émotions dans l’interprétation de lieder. Il conservait toujours le même tempo, sauf dans les rares cas où il avait lui-même indiqué un changement. Le chanteur de lieder doit raconter des événements et transmettre des émotions qui lui sont en principe étrangers; il ne représente pas la personne dont il décrit les sentiments. Tout ce qui entrave le flux de la mélodie et le cours régulier de l’accompagnement va à l’encontre des intentions du compositeurs et annule l’effet musical ».

Dans ce contexte d’une grande sobriété, Hans Hotter apportait à Schubert une intensité rarement égalée, mêlant la sombre beauté vocale de son immense voix à une intelligence musicale remarquable. Son timbre chaud et puissant, ainsi que sa capacité à moduler les nuances, lui permettaient de rendre toute la mélancolie, la désolation et la poésie des textes de Müller mis en musique par Schubert. Ainsi, son interprétation du « Voyage d’Hiver » reste souvent citée comme LA référence, notamment pour sa capacité à incarner le voyageur solitaire et désespéré, avec une justesse psychologique et une présence scénique saisissantes.

Bien qu’il soit surtout célèbre pour ses rôles wagnériens –son Wotan, son Hollandais, son Gurnemanz ou encore son Hans Sachs restent inégalés-, Hans Hotter a toujours accordé une place centrale au lied tout au long de sa carrière. Ses enregistrements des lieder de Schubert, notamment ceux du « Voyage d’Hiver » et du « Chant du Cygne » –Schwanengesang-, sont considérés comme des références historiques, et la version de 1954 avec Gerald Moore est particulièrement célèbre et a marqué l’histoire du lied : son approche reste une source d’inspiration pour nombre de chanteurs actuels, tant par sa rigueur que par son émotion brute. Son sens du théâtre est également tout-à-fait adapté aux lieder d’Hugo Wolf –essentiellement sur des poèmes de Goethe dans ce disque enregistré en 1954-, d’une grande intensité dramatique.

, , ,
Retour en haut